Vol 2 No 1 2008

La preuve par les oiseaux
Translation

La preuve par les oiseaux—Marie Étienne

           Personne ne voit personne.
           De temps en temps, quelqu'un va jusqu'au fond, on ne s'en remet pas, il a touché, mais quoi ?
           On reste ouvert à lui.
           L'enfant était dehors, devant le ciel : —La nuit est toujours bleue.
           Elle rêvait qu'elle perdait ses chaussures, perdait ses vêtements.
           Le jardin, la maison étaient très éclairés, les femmes belles.
           La maîtresse de maison, qui s'était absentée, voulait rentrer chez elle.
           Des policiers barraient l'entrée : —Prouvez-nous qui vous êtes.
           Elle répondait : —Je m'appelle Ang.
           —Le docteur du quartier ne vous reconnaît pas, lui répliquait un policier.
           L'obscurité, le vent.
           Quelqu'un, dans la maison, se lamentait.
           —Vous l'avez arraché, il était encore bon, il aurait pu fleurir.
           Quelqu'un prenait de la distance, pour vomir une pâte ondulée, consistante.

 

 

           On reconnaissait Ang, qui cherchait à extraire des matières de sa bouche.
           Des herbes ou de la chair qui n'étaient pas son corps, qui occupaient son corps sans obstruer sa gorge.
           Comme elle tirait, il en venait un peu mais pas suffisamment.
           Tirait encore, c'était un vrai travail, sans espoir, agaçant.
           Le menton et les joues maculés, elle essayait de s'essuyer, mais manquait de mouchoir.
           Un policier tendait le sien.
           Elle refusait, méfiante, le sentant versatile, prêt à l'hostilité, ou désireux de se distraire, s'amuser d'elle.
           Je ne me plaindrai pas, se disait-elle en parcourant la rue très large, à travers son quartier.
           Tout ce qui, dans sa vie, avait une importance, était situé là.
           La rue n'était pas goudronnée, la rue était un fleuve, son cours était doré, terrestre et non liquide.
           Sur ses rives deux murs bas servaient à séparer son sable des trottoirs.
           Tout au bout, une place, en terre comme la rue, et comme elle soulevée d'un vent fort.
           —Où est le responsable ? demandait Ang aux secrétaires qui travaillaient à leur fenêtre.
           —En tournée d'inspection, lui répondaient les secrétaires.

 

 

           Elle dépassa l'église à gauche, elle traversa la place et parvint à la poste.
           On dirait une école, la mairie d'un village, pensa Ang.
           Elle entra.
           Sur le panneau de bois à droite, des papiers punaisés.
           C'était de fins feuillets recouverts de sa propre écriture, qu'elle avaient envoyés et qui lui revenaient.
           Mais l'enveloppe était ouverte et les feuillets sortaient, comme les choses de son gosier.
           A côté des feuillets, sur le panneau de bois, un message, griffonné.
           Le Rayonnant part en voyage.
           C'est ainsi qu'elle nommait son mari.
           Il reprenait le mot, il la frappait avec le mot.
           Elle recevait le coup, sortait, pliée, sur le trottoir, où l'attendait l'enfant.
           Plus tard, quand elle se coucherait, elle serait un feuillet qui a froid.
           L'enfant dirait :
           —Il fait trop beau pour s'endormir.

 

 

           La délectable certitude.
           Elle rencontrait l'Amer, souriant et vif, qui l'invitait à un voyage.
           —Nous partirons.
           Ils partirent en effet.
           Le parc au pied de la fenêtre, ses arbres centenaires.
           Un songe proche.
           On ne pouvait s'y promener, on ne pouvait que regarder.
           Une promesse. Toute promesse.
           L'Amer disait :
           —Tu es la seule. Et puis : —Faisons l'amour encore.
           Elle répondait : —Oui mais souvent. Et lui, inquiet: —C'était donc bien ?
           Il l'embrassait, elle inquiète à son tour : —Non pas devant les autres.
           —Si, justement.
           Une vendeuse de fleurs passait, les séparait, désespérante. Ang la chassait, la vendeuse menaçait,  fleurs aux poings : —Tu ressembles à la mort.

 

 

           Conversation. Excitation.
           Et surenchère.
           On crie. Fatigue.
           La campagne, au dehors, magnifique.
           On gouverne très peu. Mais au moins décider du possible.
           Toute idée de la mort ramène au désamour. Toute mort : celle-là.
           L'effort pour être au monde. La lutte.
           Garder les yeux ouverts quand les paupières pèsent.
           Un cauchemar.
           L'éveil et le salut.
           Iniquité de la conversation.
           Merveille de l'écrit, goût de l'écrit.
           Ce sont les autres qui épuisent.
           Ma quantité de solitude nécessaire.

 

 

           Faire ailleurs autre chose.
           Ne pas voir, pas savoir.
           Epuiser sa fatigue. S'en défaire. Se refaire ?
           A défaut de comprendre, prendre le reste, ce qu'il n'est pas, aller où il n'est pas.
           C'est le soir, en l'absence du soleil, que l'angoisse la prend.
           Entre la peur du bout et celle de maintenant, la hâte extrême du présent, se succèdent les peurs, celle des morts possibles.
           Et, redoutée, surtout : celle qu'il inflige quand il s'en va.
           C'est immédiatement. On se dépêche. C'est maintenant.
           —Je veux t'emplir.
           —Mais tu m'emplis. Quand tu t'éloignes je te perds.
           Il secouait la tête, sceptique.
           Il est froid.
           Il retient et il chasse.
           Beaucoup plus doux et attentif et désireux de ne point nuire qu'il n'y paraît d'abord.
           Muet quant aux mots maîtres. Sa passion veut le corps.

 

 

            L'amour se règle-t-il, Seigneur, sur l'injustice ? Assassinant qui le chérit, par pur caprice.
           La vie finit bientôt.
           Ils partaient vers les bois.
           Ang se voyait couchée, tranquille, parmi les herbes pour dormir.
           Près de la route, on allongeait une infirmière, on la couvrait d'un drap.
           La fée des bois s'en approchait pour la couper en tranches avec de grands ciseaux.
           Sur le chemin, Ang le savait, il y aurait la mort, un grand cadavre dévoré.
           La nuit dernière aussi, il y avait la mort.
           —Je dois aller au cimetière de mon village, disait l'enfant, on m'y enterrera plus tard.
           —Moi je veux qu'on m'enterre dans la terre du manège, sous les pieds des chevaux, répondait son amie qui était cavalière.
           Sur le chemin Ang serait seule.
           Elle se souvient quand il disait :
           —Rappelle-toi le rôle, ce sera le dernier et on t'y verra vieille. Il parlait à l'actrice.
           Quand même, s'étonnait Ang, la maison m'appartient, elle s'agrandit quand je l'explore, poussant les murs sans cesse.

 

 

            —Je veux n'aimer que toi, je ne veux pas te perdre. Tu es lyrique.
           Ses yeux. Décrire un jour ses yeux.
           Et sa légéreté, ses membres fins.
           Ang veut le regarder, le regarder, le regarder.
           Son terrible visage.
           La passion froide. La passion sèche comme un bois.
           Pour toi mon corps est nu, et ses parties fragiles, plus nues d'être fragiles, plus fragiles d'être nues.
           —C'est sûrement trop tard, dit-il.
           Quand on meurt très très fort, est-ce qu'on meurt ?
           —Dis-moi ce que tu veux, dit-il, mais violemment.
           Il n'a pas de cuirasse, il n'a pas de croyance, son sexe est au milieu.
           Il était là dans la maison où elle dormait, elle le voyait, elle se levait, elle l'embrassait les yeux fermés.
           Il l'embrassait heureux.
           Toute preuve par les oiseaux est étrange.

 

 

           A la table voisine, un homme mange, un autre arrive.
           Celui qui mange dit :
           —Installe-toi.
           Cependant son visage est fermé, on peut se demander s'il ne contredit pas l'invitation à s'installer.
           L'autre hésite, fait même mine de partir, se ravise et s'assied.
           A titre exceptionnel, pour se réconforter, il va manger tous les desserts.
           C'est un homme à ne rien partager. Il me plaît, pense Ang.
           Vers le fond du café, une femme s'agite.
           Le garçon crie :
           —J'appelle la police.
           Elle sort son passeport:
           —Je viens de loin, excusez-moi. Laissez-moi m'en aller, demain je reviendrai.
           Mais le garçon est intraitable.
           Dois-je payer pour elle ? Ang ne sait pas.

 

 

           Un cauchemar. Ang l'acceptait, un fois encore.
           Un cauchemar. Elle cherchait à le voir, en vain, pour dire adieu.
           L'aliénation par le bienfait. Obéis-moi car je te crée.
           Tout homme est un danger.
           C'est l'amour même qui la menace.
           Elle a besoin, pour exister, d'être sous garantie.
           Je dois vivre sans lui, je dois sortir de sa lumière.
           Eh bien, je sors de sa lumière.
           Quelques principes, seulement quelques-uns.
           Le monde est modelable, ça se sculpte le monde et en soi quelle force !
           Malgré tout le plaisir car le ravage en fin de compte, comme une drogue.
           Se calmer, pour savoir le savoir.
           Calme calme l'amour.
           Que cesse la torsion du sens, la honte de l'amour, pour penser la pensée.

Marie ÉtienneMarilyn Hacker

Marie Étienne